extrait de Karaté Bushido N°202

Tung Hu-Ling ou Dong Hu-Ling(1917-1992) était l’un des plus distingués maîtres de Tai Chi Chuan. Sa mort est une perte immense pour le style traditionnel de Yang Cheng-Fu. Né au cours de l’année du Tigre, il fut surnommé « Tigre des Montagnes », « Hu » signifiant Tigre et « Ling » signifiant Montagne. Il est né à Ren Xian dans la province du Hopeï près de la ville natale du fondateur du style Yang : Yang Lu-Chan. Son père Tung Ying-Kieh ou Dong Yingjié (1886-1961) fut l’unique personne à suivre Yang Cheng-Fu (1883-1936) durant vingt années, d’abord comme élève à Pékin, puis comme son dernier assistant-professeur pour ses classes à Guangzhou (Canton) jusqu’en 1936, année où Yang Cheng-Fu mourut. En 1931, Tung Ying-Kieh écrivit le texte du livre « Applications du Tai Chi Chuan » incluant les dernières photographies de Yang Cheng-Fu, et le publia à Shanghaï sous la double signature de Yang et de Tung. Ce livre évoquait le dernier style de Yang Cheng-Fu.

Une association bénéfique
II l’accompagna dans les différentes provinces, à la rencontre de nombreux maîtres d’arts martiaux de différentes écoles. Leur très faible différence d’âge, et une longue association, permirent tout naturellement au cours des années à Tung de suivre Yang dans le perfectionnement progressif de son art. Alors que Chen Wei-Ming (1881-1956) représentait le style « première manière » des années 1920 de Yang Cheng-Fu, Tung Ying-Kieh et son fils Tung Hu-Ling représentaient le style « abouti » de Yang avant sa mort en 1936….. Après la mort de Yang Cheng-Fu en 1936, Tung Ying-Kieh continua à enseigner la forme lente à ses élèves à Guangzhou. Durant l’invasion japonaise de la Chine en 1937, il enseigna à Hong Kong. Durant la Seconde Guerre mondiale, il enseigna à Macao. Après la guerre, il retourna à Hong Kong où il fut rejoint par son fils aîné, Hu-Ling en 1947. S’établissant à Hong Kong, ils ont, au cours de tournées, enseigné en Thaïlande, en Malaisie, et à Singapour. Tung Ying-Kieh publia un livre en 1948, « Le Tai Chi Chuan expliqué » et Tung Hu-Ling publia à son tour, en 1958, « Applications du Tai Chi Chuan ». A la mort de son père en 1961, Tung Hu-Ling et son propre fils Tung Kaï-Ying continuèrent à enseigner à Hong Kong, en Thaïlande, en Malaisie, et à Singapour. Depuis 1968, en plus de l’Extrême-Orient, Tung Hu-Ling enseignait aussi à Honolulu. En tant qu’élève de Maître Tung Hu-Ling, je peux seulement témoigner de ma propre expérience. Laissez-moi, tout d’abord, vous décrire ses méthodes d’enseignement, parmi les plus évoluées.

« Creuser la poitrine, étirer le dos »
Un jour, alors que le maître effectuait une démonstration de la première partie de l’enchaînement dans le style traditionnel de Yang Cheng-Fu, je me plaçai sur son côté gauche pour bien le voir. Dans son « brosser le genou droit et presser la paume gauche en avant », son omoplate gauche semblait pointer un peu plus en avant que d’habitude, alors que son mental et son regard s’étendaient aussi très loin. Ayant vu tout cela, je l’imitai. Après sa démonstration, il déclara : « Aujourd’hui j’ai ajouté quelque chose de nouveau et personne ne l’a remarqué, mais j’ai vu du coin de l’oeil que Monsieur Wu l’avait noté et imité ». Personne dans la classe ne demanda de quoi il s’agissait mais je compris qu’il avait découvert quelque chose de nouveau et que je l’avais imité correctement. J’ai non seulement appliqué ce principe à cette posture, mais ensuite, j’ai graduellement procédé de cette façon pour tout l’enchaînement, et découvert que je parvenais à mieux équilibrer l’énergie et le mental. Durant toutes mes années d’études, je n’ai lu aucun ouvrage traitant du Tai Chi Chuan. Et c’est seulement à ma retraite en 1972 que j’ai commencé à collecter tous les livres et les articles sur le sujet et à les étudier sérieusement. J’ai noté la phrase : « Creusez la poitrine, étirez le dos. » C’était la première des douze maximes essentielles de Li Yi-Ju (1832-1892), phrase que j’ai ensuite retrouvée dans les dix maximes de Yang Cheng-Fu.
La seule explication se trouvait dans le livre de Chen Wei-Ming de 1925, laquelle n’était pas vraiment claire. Mais de toute façon, personne n’offrait de meilleure explication. Et puis j’ai réalisé que ce que j’avais appris au cours des démonstrations de Maître Tung Hu-Ling était exactement l’illustration de cette maxime. Je découvris que mon énergie interne circulait doucement à travers mon dos, ma poitrine et mes bras, reliant l’énergie développée dans les jambes, les hanches et la taille. Ainsi l’énergie interne circulait dans tout le corps. En 1978, un nouvel enchaînement inspiré des postures de Yang Cheng-Fu est établi par un comité de dix experts à Taiwan. Dans les instructions du manuel en question, on expliquait que la phrase « creuser la poitrine et élever le dos » signifiait à peu près : « une poitrine plate, sans relief et un dos droit », minimisant son sens réel. En Chine continentale, d’éminents experts condamnèrent cette forme. « Est-il possible que cette forme, si bien mise en valeur par Yang Cheng-Fu, soit amenée à disparaître après sa mort, conservée uniquement par Tung Ying-Kieh et Tung Hu-Ling ? Personne ne le sait. » Pour corriger la vision que pouvait en avoir le grand public, j’ai publié un article en 1988 « Creuser la poitrine, étirer le dos, et le jaillissement de l’énergie de la colonne vertébrale ». Dans les journaux importants traitant du Tai Chi Chuan et des arts martiaux, à Taiwan et en Chine continentale, je parlais en outre des conditions requises, des conseils pour la pratique, de son rôle en autodéfense et pour la santé de chacun. J’ajoutais des exemples concrets de la pratique de la forme Yang traditionnelle, illustrés par quelques postures spécifiques. Personne ne s’est élevé pour m’apporter la moindre objection. Les raisons pour lesquelles les véritables explications sur la pratique de cette forme ont été perdues ne viennent pas du fait que les grands maîtres voulaient garder leurs secrets. Avant que les élèves ne relâchent réellement les ligaments des articulations de leurs épaules, la pratique de cette forme provoque une rigidité, une tension qui peut avoir des effets négatifs sur la santé et l’autodéfense. C’est la raison pour laquelle, lors des cours, Maître Tung devait enseigner la forme d’une manière très délicate, n’autorisant l’apprentissage qu’aux élèves dont le corps était préparé mais sans pour cela délaisser et frustrer les autres. Il faut beaucoup de temps aux élèves pour acquérir les techniques supérieures et subtiles. La guerre et les changements politiques en Chine, après la mort de Yang Cheng-Fu ne permettaient pas à un élève normal l’étude sérieuse auprès d’un grand maître, pour acquérir toutes ces techniques. Par bonheur, la famille Tung était hors de Chine durant toute cette période. Ainsi eut-elle l’opportunité de transmettre toutes ces techniques supérieures à ses élèves.

Quelque chose de nouveau…
Une autre histoire peut être citée : un jour, après son retour de Hong Kong, le maître déclara : « Aujourd’hui je vais vous enseigner quelque chose de nouveau ». Il se plaça solennellement et fit les deux premiers mouvements : « Mouvement préparatoire » et « Début du Tai Chi Chuan », levant et baissant les bras très lentement. Personne ne posa la moindre question. Après le départ du maître, un des élèves avancés dit : « Oh ! après tant d’années d’apprentissage il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre. Quand aurons-nous donc fini ? ». J’ai gardé le silence. J’avais noté la différence mais ne pouvais pas l’expliquer. Après beaucoup de temps passé à imiter et à pratiquer assidûment, j’ai découvert que mon énergie circulait beaucoup mieux durant ces mouvements. Ces deux postures sont correctement appelées « Préparatoire » et « Début du Tai Chi Chuan » parce qu’elles génèrent le flux d’énergie et progressivement le développent pour le propager aux mouvements suivants. Quand j’ai dû poser cela sur le papier pour les instructions du cours, et pour mon manuscrit, cela prenait plusieurs pages dactylographiées. En comparaison de tout ce qui a pu être écrit sur le Tai Chi Chuan, mon traité peut être considéré comme volumineux. Lorsque nous enseignons de cette manière, nous indiquons aux débutants comment se sentir dans leur corps. Ils ont suffisamment de sensations proprioceptives durant la première leçon pour garder un intérêt certain quant à la suite. D’ailleurs les élèves avancés habitués à ces perceptions continuent à les intensifier, et leur énergie s’améliore encore durant ces postures.

« Mains magiques »
Un autre exemple pour illustrer ceci : comme dans toute forme d’art, même le meilleur des professeurs ne peut condenser l’ensemble de ses connaissances et de son habileté pour les divulguer à ses élèves. Mais des personnes suffisamment aptes, intéressées et accomplies parviendront à les acquérir par l’imitation, la pratique studieuse et la perception. Chen Xin (1848-1929) considérait que l’énergie circulaire ou « Chansijin » était le thème central du Tai Chi Chuan. Il appliqua cette énergie à chacune des postures du style Chen. Mais ce style utilise beaucoup de force dans les mains, alors que mains et doigts sont courbés vers le bas. On dit aussi que les mains dirigent le corps. Les auteurs ont presque unanimement reconnu que cette sorte d’énergie n’était pas applicable aux autres styles où les mains sont souples. Tung Ying-Kieh, dans son livre de 1948 a mis en valeur l’énergie circulaire de l’ensemble du corps. « Quand cette énergie circulaire monte en spirale depuis la taille, passant par les bras relâchés, les mains souples, les mains sont détendues mais toujours puissantes. » C’est la raison pour laquelle le « Tai Chi Chuan Classique » ne dit pas « Force dans les mains » mais « Force qui se manifeste dans les mains et dans les doigts ».
Utiliser la puissante énergie circulaire, montant en spirale, passant par les bras détendus et par les mains souples, c’est exactement ce que Maître Tung Hu-Ling effectuait à chaque mouvement. Alors que sa propre énergie circulaire prenait naissance dans ses pieds, montait à travers ses jambes et, dirigée par la taille, jaillissait au bout de ses doigts – ainsi qu’il est exactement décrit dans le « Tai Chi Chuan Classique » – son Tai Chi devenait puissant, et paraissait pourtant très doux. Maître Tung parvenait parfaitement à ce mélange de douceur et de force, technique considérée comme la plus difficile. Des spectateurs ne saisissant pas le mouvement de la taille de Maître Tung ont souvent qualifié ses mains de magiques à cause de leur souplesse. Ce n’est qu’après une pratique longue et studieuse que les élèves parviennent à laisser réellement les mains bouger passivement guidées par les mouvements circulaires de la taille. Pour que ce mouvement circulaire devienne subtil, changeant de direction dans de très légers arcs de cercles alors que chaque mouvement est réfléchi et magnifié par les mains, il faut un très haut degré de pratique. Lorsque ses paumes relâchées suivaient parfaitement sa taille dans chacune des variations du cercle pour évoluer comme si elles flottaient dans les airs, gracieusement, il méritait son surnom de « Mains magiques ». Je n’ai jamais vu ou entendu parler d’un pratiquant de Tai Chi Chuan évoluant de cette façon. Après avoir longtemps observé attentivement et imité les gestes de mon professeur, j’ai réussi à intégrer ces techniques dans la pratique quotidienne de mon Tai Chi Chuan, incluant la réponse des mains à chaque changement mineur de la position de la taille. Mais mes mains sont loin d’être magiques. Quoi qu’il en soit, mes élèves avancés savent aussi faire monter la spirale d’énergie de la taille pour repousser un adversaire, sans que ce dernier ne ressente le moindre choc. En 1985, une série d’articles parut en Chine. Le sujet en était : « L’énergie circulaire est-elle applicable à d’autres styles que le style Chen ? ». La majorité se référant à la forme du « Tai Chi Chuan simplifié » répondit « non ». Un faible nombre d’auteurs considérait que cette technique particulière ne pouvait en fait s’expliquer concrètement. Je publiais un article en chinois en 1986, « Energie circulaire et enveloppante dans le style Yang », à Taiwan et sur le territoire de la Chine continentale. L’article expliquait aussi que cette même technique n’était pas applicable au « Tai Chi Chuan simplifié » parce que cette méthode raccourcie ne permettait pas les raffinements subtils propres à la forme traditionnelle de Yang Cheng-Fu. Lorsque j’envoyais une copie de cet article à Ku Lu-Xing qui avait étudié la forme Yang auprès de Yang Cheng-Fu et de Chen Pake, et qui était l’un des co-auteurs de l’ouvrage de référence « Le Tai Chi Chuan de style Chen » paru en 1963, il approuva totalement mon application de l’énergie circulaire dans le style Yang traditionnel. Et se référant à mon article, il admit en outre qu’il y avait certaines imperfections dans l’explication du principe de l’énergie circulaire dans son propre livre. Ma Hung, président de l’association du Tai Chi Chuan Chen à Shijiazhung, la capitale de la province de Hopeï m’écrivit et m’expliqua ceci : « Bien que les ouvrages traitant du style Chen mettent en valeur la force circulaire au niveau des mains, leur énergie est aussi basée sur le mouvement circulaire de la taille » ainsi que je l’avais déjà démontré pour le style Yang. D’ailleurs, il est clair que cet art de l’énergie circulaire a été transmis par la famille Chen au fondateur du style Yang, Yang Lu Chan. Avec une puissance accrue dans la souplesse, le style Yang écarta toute force intentionnelle dans les mains, les exigeant relâchées. Lorsque les mains relâchées de Maître Tung devenaient totalement passives, répondant au plus léger mouvement circulaire de la taille, ses mains devenaient magiques.

Article paru dans T’ai Chi, « the leading international magazine of T’ai chi ch’uan » publié en Californie, vol 17 n°1 février 1993
avec la contribution de Wu Ta-Yeh et de Henry » Chip » Ellis
et traduit par Anya Méot pour Karaté Bushido

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