Nous avons rencontré maître Tung Kai-Ying lors de son passage à Paris, où, sans publicité aucune, il vient superviser les pratiquants du style Tung.
Il les encourage à l’approfondissement permanent des principes essentiels du Tai Ji Quan. Il parle peu dans ses cours mais donne des indications très subtiles. Même si son Art est très supérieur à celui de ses élèves – même les plus anciens – il reste amical, toujours prêt à répondre à une question, à raconter une histoire sur le Tai Ji ou sur ses élèves d’Amérique, d’Asie et d’Europe.
Comment concevez-vous la pratique du Tai-Ji Quan ?
Tung Kai-Ying : Les Classiques du Taï Ji Quan disent qu’un écart d’un centimètre fait perdre 1000 kilomètres. Le « secret » réside dans la pratique, une pratique intelligente et éveillée. Mieux vaut pratiquer cinq minutes en étant concentré, plutôt que cinq heures sans l’être. Si on dit qu’on peut apprendre le Taï Ji en 10 ans, il faut savoir que c’est 10 années d’une pratique profonde et réfléchie. Passer simplement son temps à s’entraîner ne suffit pas et dès que vous ne cherchez pas à approfondir la forme, votre Taï Ji Quan ne progresse plus.
On trouve, dans les Classiques, des phrases sur le Taï Ji Quan qui semblent très » mystiques ». Comment les expliquez-vous ?
Tung Kai-Ying : Elles font référence au « vrai sens du Tai Ji Quan » et au « rôle de l’esprit dans la pratique ». Il semble que ces idées soient plus qu’une aide pratique pour l’élève ; leur aspect « mystique » ne se révèle qu’après de longues années de pratique. Le vrai sens d’une posture se rapporte à son application martiale et l’usage de l’esprit se rapporte à la stratégie. Le Tai Ji Quan, fait appel à d’autres qualités que le seul sens de la stratégie ; la sensibilité, le calme intérieur et l’agilité physique importent aussi. Le Tai Ji Quan doit être appréhendé avec sagesse, avec la conscience du chemin à parcourir. C’est plus qu’un simple combat. C’est un Art.
Qu’est-ce qu’on entend par Art ?
Tung Kai-Ying : Si l’on veut faire bouger son adversaire, il faut avant tout être capable de développer le Jing, qui ne provient pas des applications martiales mais de l’exercice de la poussée des mains et de l’enchaînement lent.. Dans la poussée des mains, ou Tuishou, on réagit spontanément par un mouvement approprié. Tant que la forme n’est pas efficace, cette pratique demande la coopération d’un partenaire. Par la suite, on peut contrôler un adversaire comme un pêcheur contrôle un poisson au bout de sa ligne. L’habileté dans la poussée des mains n’est pas seulement déterminée par les capacités physiques de chacun. Si quelqu’un est naturellement plus fort ou plus rapide, il aura l’avantage dans un premier temps. Mais YANG Lu-Chan, apellé YANG l’Invincible, était de frêle constitution et n’avait aucun de ces avantages. En appliquant les principes du Taï Ji Quan, il fut imbattable toute sa vie.
II est donc possible d’utiliser le Tai-Ji Quan en auto-défense ?
Tung Kai-Ying : Quand le Taï Ji Quan est utilisé en auto-défense, la première règle cardinale est de ne pas utiliser force contre force. Il faut plutôt utiliser une petite force pour dévier une grande force. Il faut appliquer le principe mécanique de la physique. Toute personne a sa sensibilité. Par exemple, si vous donnez un coup de poing à quelqu’un, cette personne bloquera ou esquivera. Elle ne restera sûrement pas là debout en vous laissant frapper. La self-défense est un instinct humain naturel.
Il s’agit bien de dévier une poussée sans résister ?
Tung Kai-Ying : Oui. C’est une sorte de force droite. Vous devez vous comparer à un fouet qui s’enroule et enveloppe l’assaillant. Sa force sera alors annihilée et il aura du mal à se débarrasser de vous. Plus concrètement, supposons que vous adhériez au bras qui vous pousse et guidiez ce bras vers le côté ; sa force sera dispersée et il sera tout empêtré.
La force de l’adversaire est-elle bien annihilée par « la neutralisation élastique » ?
Tung Kai-Ying : II est clair que l’on peut répondre à une attaque douce avec une « force neutralisante élastique ». Bien des pratiquants sont accoutumés à cela ! Mais cette force ne peut contrôler un coup fulgurant, un adversaire puissant : ils faut alors connaître la technique de réaction immédiate. La technique utilisée pour y faire face est celle dite de » la force soudaine ». Ni trop tôt, ni trop tard. Cette force est comme l’embuscade qui dévaste l’ennemi. La poussée de votre adversaire est à peine commencée, mais pas encore développée, son bras n’est pas encore déployé, vous coupez soudainement avec votre « force jaillissante ». Il ne peut changer le cours de sa direction et doit donc subir. Pour apprendre la technique de cette force soudaine, il faut un enseignement authentique. Et ne pas oublier, que l’on soit en face d’un partenaire en faisant le TuiShou ou d’un adversaire dans un combat, que les méthodes et techniques viennent de l’intérieur.
Quand vous faites face à une opposition, est-il utile d’avoir une posture spéciale ?
Tung Kai-Ying : C’est inutile car l’attaque est aussi imprévisible que le sont, à la guerre, attaque ou défense. Dans la pratique quotidienne, vous devez maintenir la force de votre esprit (énergie intérieure) ininterrompue et régulière. Mais quand vous faites face à un adversaire et que tout à coup vous déclenchez l’énergie, élastique, l’apparence extérieure de cette énergie semble être rompue, mais la force intérieure, à aucun moment ne vous fera défaut. Un pratiquant accompli ne vacille pas sous l’attaque. Il s’ajuste automatiquement à la situation. Comme pour apprendre la table de multiplication, il doit construire auparavant une fondation solide, avec persévérance, répéter et répéter. Le résultat sera que les futures « applications » par lesquelles il réagira viendront avec aisance.
Quelle est la première nécessité face à un adversaire ?
Tung Kai-Ying : C’est la vigilance, comme s’il était sous votre contrôle. Cherchez en quel point il peut perdre son équilibre, visez ce point et il tombera directement. Cela est comparable à l’essai, infructueux, d’abattre un arbre : Après avoir ébranlé ses racines, il est plus facile de l’arracher. Tant que votre adversaire est immobile, vous restez calme. Quand il bouge légèrement, vous bougez avant lui. Ceci pour dire que quand vous êtes calme, vous devez vous concentrer sur lui et être vigilant. Au moment où il bouge, vous pouvez donc bouger avant lui. C’est analogue à ce que l’on appelle, lors d’un duel, (ou dans les westerns), l’art de « dégainer le premier ».
II faut suivre ses mouvements ?
Tung Kai-Ying : Et éviter l’automatisme. Si automatisme il y a, il peut se trouver une fraction de seconde pendant laquelle vous êtes vulnérable. Si vous suivez votre adversaire, alors vous bougez librement, sans encombre. Le principe peut sembler mystérieux mais il ne l’est pas vraiment. Vous devez atteindre cet état de développement pour réaliser cela. Souvent les gens aiment à chercher plus loin plutôt que saisir ce qui est proche. Vous devez savoir qu’être calme et attendre le moment opportun pour frapper, c’est littéralement « la chance à portée de main ». Mais s’agiter sans but et sans espoir, en cherchant une ouverture en haut comme en bas, c’est commettre l’erreur de délaisser ce qui est à portée de main pour ce qui est au loin.
L’énergie élastique est-elle repérable ?
Tung Kai-Ying : Elle est latente. Comme un ballon plein d’air, comme un arc complètement tendu. Quand l’opposant presse votre épaule, il faut qu’il la sente aussi souple qu’une balle mais sans pouvoir la faire céder. Ceci le déconcerte. Pendant qu’il hésite, votre énergie élastique est déjà tendue comme l’arc et part comme la flèche. Le Tai Ji Quan fait partie des systèmes internes. Il demande que l’énergie élastique soit en réserve dans les tendons. Tous les mouvements sont dirigés par la volonté, sans effort exténuant. Cela ne demande pas une peau endurcie et des mains calleuses. Ni plaies, ni bosses n’en résulteront, ni même d’élongations musculaires Après avoir appris à interpréter l’énergie, continuez à pratiquer. Plus d’entraînement vous familiarisera. Plus de pratique vous permettra d’acquérir une subtilité sans fin. Concentrez-vous sur ce que votre maître vous a enseigné comme techniques diverses, et étudiez ses mouvements. Quand tout cela vous sera totalement familier, vous aurez atteint l’étape où votre volonté dirigera intégralement vos mains. Peu à peu, volonté et mains seront unies comme il faut. L’étude du Taï Ji Quan amène la véritable connaissance. Une totale familiarité entraîne une réponse bien adaptée aux situations inattendues. Les mains effectuent automatiquement ce que l’esprit commande.
La conscience est donc maîtresse de l’ensemble ?
Tung Kai-Ying : Elle supervise toutes les activités. Quand elle est présente, les progrès sont rapides. Quand elle est absente, l’activité s’arrête. En pratiquant le Taï Ji Quan, on doit élever sa conscience. Trois points doivent être gardés en mémoire : l’attention, la concentration, les postures correctes. Quand ces trois points sont respectés, de rapides progrès peuvent être faits. Il y a une sensation différente chaque jour. Si les postures sont incorrectes, si manquent l’attention et la concentration, pratiquer est aussi futile qu’allumer un feu sous une marmite vide. Rien de bon ne peut en résulter.
Des pratiquants assidus, depuis plusieurs années peuvent-ils se trouver face à des adversaires et s’apercevoir alors que leurs techniques sont inefficaces ?
Tung Kai-Ying : Cela arrive : l’un utilise par exemple la force brute dans sa pratique quotidienne, effectuée de manière médiocre et en « double lourdeur » (sans agilité) en négligeant le principe du vide et du plein , un autre, ayant pratiqué pendant quelques années sans utiliser la moindre force, ne peut contrôler un enfant de dix ans, ses mouvements se font sans aucun effort comme un saule se balançant au vent : en double légèreté, et en négligeant, là aussi le principe du « vide et du plein ». Lorsqu’on apprend le Taï Ji Chuan, il faut commencer par apprendre les postures correctes, puis s’exercer à une totale aisance, enfin, il faut que l’exercice devienne tout à fait familier. Y compris le Tuishou ! Afin de comprendre les diverses forces élastiques, il faut se trouver dans le domaine du mouvement conscient, alors se fera graduellement la compréhension et l’interprétation et des applications des diverses forces.
Il n’est pas facile pour tout le monde d’avoir un partenaire quotidiennement… Faut-il alors insister sur l’aspect « Personne, quelqu’un/ Quelqu’un, personne » ?
Tung Kai-Ying : Si l’on n’a pas de partenaire, il faut en effet augmenter la pratique quotidienne, s’exercer davantage, sentir avec les mains, imaginer comment faire face à un adversaire, comment chacun des mouvements de la Forme est une réponse. Toutes ces méthodes s’ajoutent aux connaissances acquises pour comprendre finalement l’interprétation de la force. Il faut se souvenir que, si un adversaire attaque le haut du corps, le bas du corps peut aussi être atteint! Pendant l’avancée, il faut se préparer au recul. Grand cercle, petit cercle, différenciation du Yin et du Yang, pas légers ou fermes, tous ces mouvements sont répétés et répétés… La pratique quotidienne est bien la fondation sur laquelle tout se construit !
Propos recueillis par Anya Méot dans le magazine « ENERGIES » N°17 (Juillet-Août 2002)
(photos : J. Vayriot)